Quand on pense à une éponge, nous vient immédiatement à l’esprit cette chose jaune et molle, que des individus sadiques frottent sur diverses surfaces. Ces tortionnaires ignorent qu’ils ont entre leurs mains des animaux provenant des fonds marins.
Comme tous les animaux, il existe plusieurs variétés d’éponges : certaines filtrent paisiblement l’eau alentour afin d’en retirer les nutriments nécessaires et d’autres, tout aussi paisibles, attendent qu’une proie plus substantielle passe pour la capturer.
C’est de ces dernières éponges carnivores dont nous allons parler avec le Dr. Jean Vacelet, suite à la découverte de 3 nouvelles espèces, pêchées au large de la Nouvelle-Zélande.
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Transcription
Parlez-moi de ces nouvelles espèces éponges carnivores, à quoi ressemblent-elles ?
Leur morphologie est similaire aux autres éponges carnivores de l’océan profond mais elles diffèrent par leurs spicules. C’est grâce aux spicules, de petits éléments du squelette, qu’on différencie les espèces d’éponges. Dans ce cas, ces spicules sont très différents des autres espèces d’éponges carnivores.
Pourriez-vous me les décrire ?
Il y en a deux toutes petites. Ce sont de petits disques pédonculés qui mesurent quelques millimètres. Un pédoncule porte un disque qui normalement porte des filaments qui servent à la capture des proies. Les filaments sur ces échantillons sont en mauvais états du fait qu’ils ont été remontés de 3000 à 4000 mètres de profondeurs.
La troisième espèce est une forme ramifiée, branchue, en très bon état. C’est un petit arbuscule de quelques centimètres de haut dont les branches sont pourvues de très nombreux filaments. Sur ces filaments sont disposés des petits spicules crochetés qui piègent des crustacés dont elle se nourrit.
Où les a-t-on trouvées ?
En Nouvelle-Zélande et dans les eaux territoriales australiennes par des dragages effectués entre 1000 et 3000 mètres.
Mis à part ces espèces néo-zélandaises, y a-t-il d’autres éponges carnivores ?
Pour vous raconter toute l’histoire, c’est un groupe d’éponge qui était connu depuis 1870 environ, trouvé au large de la Norvège. Le premier à les avoir trouvées n’avait pas compris qu’elles étaient carnivores. Il n’avait pas vu ce qui caractérise les éponges, c’est-à-dire le système de canaux et de cellules flagellées qui font circuler l’eau et qui la filtre à l’intérieur des éponges. Toutes les éponges vivent en filtrant l’eau et en recueillant les bactéries dont elles se nourrissent. N’ayant pas trouvé ce système caractéristique, il pensait que c’était dû au fait qu’elle avait été ramassée à 600 mètres de profondeur et que, durant la remontée dans le chalut, elle avait souffert et perdu leur organisation (ce sont des animaux assez fragile).
Depuis on en a trouvé à peu près 80 espèces appartenant à cette famille, dans tous les océans, mais toujours à grandes profondeurs. On n’y voyait pas non plus d’ouvertures, de canaux, de système aquifère caractéristique mais ça n’étonnait plus les gens.
Et puis nous en avons trouvée une qui au lieu de vivre en grande profondeur, se tapie dans une grotte à vingtaines de mètres de profondeur seulement en Méditerranée. Cela s’explique, car la grotte est constamment en eaux froides. Elle a un profil descendant, car on entre dans la grotte à 15 mètres de profondeur avant de descendre à 24 mètres ; donc en forme de puits. L’eau froide de l’hiver, plus dense, reste piégée à l’intérieur de cette grotte pendant toute l’année. Ce qui fait qu’en plein Été on peut avoir 24°C à l’extérieur de la grotte et de 13 à 15°C à l’intérieur. Ces conditions sont comparables à celles des grandes profondeurs, de la Méditerranée du moins. Ces conditions ont fait qu’une espèce vivant habituellement dans les profondeurs de la Méditerranée a pu s’installer dans cette grotte. Cette situation était intéressante puisqu’on pouvait l’étudier en bon état. En étudiant ces spécimens, on s’est aperçu qu’il n’y avait toujours pas d’ouvertures, pas de canaux… ça n’avait pas l’organisation d’une éponge. On a essayé de voir comment elle se nourrissait et on a vu qu’elle piégeait les crustacés pour s’en nourrir, grâce à ces filaments.
Depuis les efforts de recherches se sont multipliés pour en trouver d’autres ; par des campagnes à grandes profondeurs avec des sous-marins, des engins téléguidés. Tout cela en a révélé de nombreuses autres espèces, en particulier dans le Pacifique.
Une autre surprise c’est qu’à chaque fois qu’on remonte une de ces espèces, de plusieurs milliers de mètres, il s’agit d’une espèce inconnue. La diversité dans ces grands fonds est inattendue et remarquable.
Vous avez mentionné que les éponges « non-carnivores » se nourrissaient en filtrant l’eau alentour. Mais qu’elles soient carnivores ou non, comment assimilent-elles la nourriture ? Y a-t-il une différence entre les deux ?
Elles filtrent l’eau grâce à des cellules flagellées qui ont un flagelle et une petite collerette de microvillosité. Le flagelle fait passer l’eau dans ce petit filtre qui piège les bactéries. Ensuite, les bactéries sont phagocytées et digérées intracellulairement. C’est un problème intéressant chez les éponges carnivores, car elles sont capables de piéger des grandes proies et de les digérer, sans tube digestif. Il n’y a pas de cavité digestive, pas d’estomac, pas d’intestin. C’est simplement chaque cellule qui vient, une fois la proie englobée, se nourrir individuellement en arrachant un petit morceau pour le digérer intracellulairement. Phénomène unique dans le monde animal.
Finalement, qu’est-ce qu’une éponge ?
Il existe quatre grands groupes d’éponges, caractérisés par leur organisation cellulaire mais surtout par leur squelette. Le squelette calcaire ou siliceux, quand il existe, est constitué de spicules. Les éponges carnivores ont un squelette siliceux. Donc il y a une classification mais chez toutes les éponges, sauf les carnivores, il y a un système de circulation et de filtration de l’eau ; système abandonné par les éponges carnivores. Cela peut s’expliquer par le faible nombre de bactéries en grandes profondeurs. L’eau qu’elles filtrent est très pauvre, il faudrait donc dépenser pas mal d’énergie pour la filtrer et obtenir peu de nourriture en retour. Ce système convient jusqu’à quelques centaines de mètres (on connaît des éponges filtreuses jusqu’à 6000 mètres) mais, à partir de 2000 mètres, il est probablement plus « rentable » d’être à l’affût, de ne pas bouger, de ne pas dépenser d’énergie et d’attraper une proie quand elle passe. Ce comportement permet aux éponges carnivores d’aller plus profond. L’éponge la plus profonde qu’on connaisse, vit à près de 9000 mètres et elle est carnivore. Les éponges non-carnivores ne dépassent pas 6000 à 7000 mètres.
Est-ce que d’autres espèces se nourrissent de la même manière que les éponges carnivores ?
On n’en connaît pas. Il y a des foraminifères mais qui sont des êtres unicellulaires contrairement à l’éponge qui est pluricellulaire. Ils se nourrissent en capturant des petites proies, comme des bactéries, et en les digérant à l’intérieur de la cellule.
Le Docteur Jean Vecelet est Chercheur au laboratoire Diversité, évolution et écologie fonctionnelle marine de l’Université de la Méditerranée, Aix-Marseille II.
Un article co-signé avec le Docteur Michelle Kelly de l’Institut national de l’Eau et de l’Atmosphère (NIWA) en Nouvelle-Zélande, est à paraître dans la revue Hydrobiologia.